Chiffrer le monde
On veut tout quantifier parce qu'on s'est rendu compte que finalement tout était mesurable. Gad Elmaleh prenait déjà ça au second degré dans un sketch sur Ikea. Il fait alors référence aux mètres en plastiques fournis par le géant suédois afin de nous aider à mesurer ce que l’on souhaite acheter. Cependant, et c’est ce que remarque l'humoriste, on commence par mesurer seulement ce qu’on désire acheter mais très vite on mesure tout et n’importe quoi, en essayant de parier sur le résultat. “Ah j’aurais dit plus”. En fait, les chiffres sont réconfortants. Notre esprit cartésien, formé aux mathématiques et aux sciences des chiffres comme valeurs suprêmes de l’intelligence aime réduire la réalité à des nombres. Chiffrée, la réalité est plus facile à maîtriser. Alors si on le fait avec des tables et des armoires, pourquoi pas avec des hommes ?
L’idée est que finalement, les chiffres peuvent s’adapter à n’importe quoi, on peut mettre des chiffres partout, ils sont comme de la terre glaise que l’on peut sculpter à loisir pour essayer de faire des petites statuettes, on peut essayer de faire la statuette la plus ressemblante à notre modèle, la travailler pendant des heures, des jours, des mois, mais elle restera une petite statuette de glaise, elle ne sera qu’une reproduction de notre modèle référent. Les chiffres sont cette matière première de travail que l’on peut adapter à tout ce qu’on trouve à loisir. Mais est-ce que notre petite statuette représente la réalité, si parfaite soit-elle ? Est-ce que la réalité est réductible aux chiffres ? Si l’on peut modeler les chiffres pour qu’ils épousent la réalité, est-ce qu'elle, la réalité, notre monde, fonctionne selon les chiffres ? Y-a-t-il une relation, d’équivalence ? C’est bien la question que l’on devrait se poser. Comme Pygmalion qui est tombé amoureux de l’idéal féminin qu’il a sculpté en révolte face au comportement lubrique des femmes de Chypre, l’homme, tomberait amoureux des chiffres face au monde effrayant qu’il expérimente quotidiennement, pour se rassurer. Mais si Aphrodite donne vie à Galatée, la création de Pygmalion, il n’y a pas de dieu dans notre monde qui, comme l’architecte de la Matrice, lui donnera une pure forme mathématique. Ah si ! c’est vrai que l’homme se prend pour Dieu aujourd’hui...
Mais la statistique reste une nécessité pour notre monde politique, pour notre fonctionnement économique. Avec la massification de la population depuis l’avènement de notre époque moderne, la statistique est devenue le moyen de gouverner, on gouverne par les chiffres, il est impossible d’aller interroger 67 millions personnes, alors on fait des statistiques. De même, notre économie fonctionne de manière à effectuer un pari sur l’avenir en réalisant des investissements au temps présent, pour que celui-ci ne soit pas le fruit du hasard, on a fait de la statistique pour maximiser notre profit potentiel. Mais la tendance actuelle à faire des data scientists le nouveau graal du marché du travail montre bien le cloisonnement dans cette démarche mortifère où la statistique est la one best way. L’avènement des data scientists, gourous modernes nous fait complètement oublier la dimension humaine et est très révélateur d’une hygiène du monde qui tend à oublier l’humain. Ces nouveaux oracles permettent d’anticiper tous nos désirs, l’homme est déshumanisé au profit d’une vision purement statistique de ce dernier. L’emprise de la statistique sur notre monde est telle que désormais, tout devient indicateur. L’Etat Français, dans le rapport « Eléments de révision sur la valeur de la vie humaine » a estimé, nous sommes fiers de vous l’annoncer, que vous valez 3 millions d’euros. Cet indicateur très utile permet de calculer la rentabilité d’investissements publics, il rentre en compte dans de nombreux calculs d’investissement de l’Etat, pour savoir s’il est rentable d’investir 10 millions d’euros pour sauver 15 vies par an par exemple.
Même le bonheur devient soumis à un indicateur statistique, c’est formidable ! Le Bhoutan aurait réussi cet exploit de trouver la formule magique du bonheur, qui depuis le 18 juillet 2008 – date à laquelle le bonheur national brut (BNB) est entré dans la Constitution pour remplacer le produit national brut (PNB) – donne des indicateurs au pays pour le diriger de manière conformément à favoriser le bonheur des Bhoutanais. S’il est souhaitable d’enrichir le produit national brut d’autres indicateurs plus subjectifs pour avoir une vision plus complète de la société, le fait d’avoir réussi à quantifier le bonheur est, il faut l’avouer, un coup de maître.
La pratique du sondage est désormais devenue quotidienne, on fait des sondages sur tous les sujets : que ce soit sur les intentions de vote aux prochaines élections ou sur la bataille autour du testament de Johnny. Le problème est que le sondage en lui-même influence les prochains sondages. Exemple : si dans le précédent sondage vous avez vu qu’untel était crédité de très peu d’intentions de voix, et bien cela vous amènera sûrement à changer votre intention de vote. Bienvenue dans l’univers du vote utile.
De plus, la parole peut manipuler les chiffres. Ainsi la question du sondage influence la réponse des sondés. Par exemple en mai 2016, se basant sur un sondage, Amnesty International affirme que 82% des français sont favorables à l’accueil des réfugiés alors que 4 mois plus tard, en septembre, le site d’actualité Atlantico affirme que 62% des français sont opposés à l’accueil des réfugiés sur le sol français. Mais comment cela est-il possible ? Tout simplement parce que la question posée n’est pas la même. La question posée par Amnesty International était “Un être doit-il pouvoir se réfugier dans un autre pays pour fuir la guerre ou les persécutions ?” tandis que la question pour Atlantico était “êtes-vous favorable ou opposé à ce que les migrants qui arrivent par dizaines de milliers sur les côtes grecques et italiennes soient répartis dans les différents pays d’Europe et à ce que la France en accueille une partie ?”. En fait, de nombreux médias commandent leur propre sondage qu’ils mettent ensuite en Une, il en va donc de leur ligne éditoriale d’avoir un sondage correspondant à l’orientation politique du média en question.
Tous ces chiffres brouillent notre rapport au réel. On ne ressent plus l’émotion individuelle. On se détache de la personne dont on traite le chiffre. Il suffit d’étudier la mort : quand une seule personne meurt on compatit, on identifie la personne avec un nom, mais au-delà d’un certain nombre, le drame en devient statistique.
Le problème de la statistique est qu’elle met tout le monde sur le même plan, où tout le monde devient un chiffre alors même que notre société individualiste se fonde sur la volonté de se différencier, de sortir de la masse. Evidemment que les statistiques sont utiles et nécessaires, on ne revient pas dessus mais à trop vouloir tout quantifier et tout analyser on déshumanise notre rapport au monde et on s’avance tels des prisonniers avec notre matricule vers notre mort qui ne consistera qu’à effacer un chiffre d’un tableur excel.