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Si l'enfer est pour les damnés, le contrôle est pour les vivants

Par Adrien Tallent, César Lacombe - 20 octobre 2019
Illustration par Anaïs Lacombe

Cet article est issu de notre Numéro 1, pour découvrir pleinement ce numéro cliquez ici pour le télécharger 

Que sommes-nous prêts à perdre au nom de la sécurité et du confort ? Beaucoup visiblement. Mieux encore : avons-nous ne serait-ce que conscience de ce que nous perdons au nom de la sécurité et du confort ? Car à quoi ressemblerait une société où la devise nationale ne serait plus "Liberté, Égalité, Fraternité" mais plutôt "Sécurité", "Confort" et... "Contrôle" ? Le contrôle n’est-il pas ce qui vient garantir la via- bilité de ce dyptique si séduisant ? Tout a un prix.
Aujourd’hui, au nom du confort, pour pouvoir être connecté au monde entier, pour pouvoir me faire livrer directement devant chez-moi ce repas qui me fait tant envie, et au nom de la sécurité, pour me sentir en sécurité dans ce taxi que je vais prendre à la volée, pour être sûr que cette nuit d’hôtel ne sera pas une arnaque déguisée, nous sommes visi- blement prêts à laisser beaucoup de choses de côté. Notation des services, donc de facto, des individus, compilation d’immenses bases de données sur nos personnes, régulation algorithmique selon des modèles d’une obscurité sans pareil, endettement généralisé... les exemples qui nous font glisser dans ce que l’on peut appeler la société de contrôle ne manquent pas. Nous vivons aujourd’hui dans un écosystème protéiforme, adaptable, qui est partout mais qui n’est nulle part, il nous module et nous transforme subtilement, nous dit non sans que l’on ne s’en rende compte et nous pique en permanence de l’aiguillon qui fait naître nos désirs.

“ [...] les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre. ”

Gilles Deleuze — Post-scriptum sur les sociétés de contrôle


Notre Etat est démocratique et nous vivons dans des sociétés où la liberté est encore une valeur. Le problème qui vient est bien plus sournois et
à certains égards, bien plus dangereux. Le contrôle absolu d’un gouvernement totalitaire imaginaire a peu de chance d’exister dans nos sociétés. La société de contrôle en tant que telle émergera en réalité de la multitude d’instances de contrôle à qui nous donnons tout — le plus souvent sans nous en rendre compte : les entreprises technologiques.
PARLEZ MOI DE LA SOCIÉTÉ DE CONTRÔLE, JE N’Y CROIRAIS PAS

1984, Le Meilleur des mondes, La Zone du Dehors, Les Furtifs, Hunger Games, Divergente... Ces sociétés sont plus ou moins créatives mais suivent presque toutes le même modèle : un imposant pouvoir, grossier dans sa forme, visible à des kilomètres qui martyrise un gentil petit peuple. Ensuite, le héros surgit du peuple opprimé et renverse le pouvoir central dans un combat intense et violent, libérant le peuple de son oppression et renversant l’ordre dominants/dominés, contrôleurs/contrôlés. Mais comment croire à la réalisation d’un tel modèle ?

Aujourd’hui, bien au chaud dans nos démocraties, comment pourrions nous imaginer, du jour au lendemain, sortir le tapis rouge à un régime qui se dit oppressif et qui chercherait à nous contrôler de par son essence. Notre si évidente liberté, au nom de laquelle tant de choses ont été faites, et les pré- jugés dont nous sommes faits, découlants de notre condition contemporaine nous aveuglent et nous masquent la positivité d’un régime oppressif. On dia- bolise, mais diaboliser ce n’est pas comprendre, c’est rejeter au nom de principes sacrés. Diaboliser ce n’est pas déconstruire mais au contraire jouer le jeu de celui que l’on nomme le diable — car le diable ne se cache pas. Ainsi, on refuse de voir la réalité d’une société de contrôle, la différente définition du bien et du mal qui en émerge, et par-là l’évidente positivité qui s’en dégage. Au pays des aveugles, les borgnes sont rois.

D'autre part, cette vision biblique du bien contre le mal, terriblement réductrice, manichéenne dans sa forme, affaiblit le propos et nous empêche de nous projeter dans un tel monde car elle grossit les traits et déforme la réalité, elle qui est pourtant si subtile, complexe et paradoxale. Qu’on la regarde ou qu’on la lise, la société de contrôle prend alors rapidement le raccourci du totalitarisme, mais il nous faut la détacher
de ce dernier, raccourci pourtant souvent pris par ses conteurs. 

En outre, les sociétés de contrôle telles que nous les appréhendons, telles que nous les imaginons s’incarnent presque toutes dans un objet, un lieu, une cérémonie, un rite... qui donne corps à cette société. Cela a pu se vérifier dans les totalitarismes du XXe siècle et les dictatures d’aujourd’hui, comme cela se vérifie dans les fictions qui les mettent en scène. Mais ce que à quoi nous sommes confron- tés aujourd’hui en diffère franchement. Dans notre imaginaire, le contrôle est symbolisé, personnifié par un objet ou une personne. Par là, le réalisme pèche et la société de contrôle en tant que concept s’en trouve décrédibilisée. Or, si aujourd’hui nous pourrions citer des objets qui participent au contrôle en tant que tel — ordinateur, smartphone, bracelet connecté, assistant vocal... — le contrôle tel qu’il se déploie dans nos sociétés contemporaines n’émerge pas d’un gouvernement totalitaire, ce n’est pas un pouvoir unique mais une myriade de micro-pouvoirs, qui, mis tous ensembles, participent à l’existence de facto d’un contrôle.

Le plus probable n’est pas l’apparition d’un objet qui incarnerait et matérialiserait la société de contrôle, mais plutôt que ce contrôle soit invisible, implicite, inconscient, tacite. En fin de compte, ce qu’il se passe est que ce contrôle émerge par la praticité. C’est principalement au nom du confort qu’une myriade d’objets du quotidien finissent par créer cette toile d’araignée de laquelle on ne saurait se dépêtrer.

En fin de compte, la société de contrôle romancée, celle qui nous vient à l’esprit quand on y pense est une société caricaturée, où se démarque le contrôle, un contrôle visible, qui se montre et qui se sait, grossier dans sa manière d’être. Mais en réalité, si l’on se penche sur notre quotidien, la société de contrôle telle qu’on la vit est beaucoup plus subtile, elle ne met pas en avant explicitement des dispositifs de contrôle, elle ne se nomme pas de la sorte, elle porte des masques divers où pour notre sécurité, pour notre confort, pour notre bien-être, pour satisfaire nos désirs, pour lutter contre nos peurs... la société devient une société de contrôle. Personne ne s’en revendique, personne ne souhaite y vivre, mais par facilité ou par aveuglement, les dispositifs que nous développons, qu’ils soient institutionnels, technologiques ou économiques nous projettent dans une certaine version de la société de contrôle.

LES PETITS PAS

Dès lors, étudiée selon ce prisme-là, la société de contrôle ne devient plus aussi aberrante et l’on peut voir le chemin se tracer dans une multitude de décisions locales et particulières qui ne contiennent pas, en elles-mêmes, la volonté exprimée du contrôle de la société. Commençons par un exemple simple. Il y a quelques semaines, Europe 1 relatait dans un article l’initiative de restaurateurs face à un phénomène devenu malheureusement trop courant : le no-show. Entendez par-là un client qui ne vient pas à la table qu’il a pourtant réservée. Ce phénomène est une plaie pour les restaurateurs qui voient, chaque soir, une partie de leur chiffre d’affaire s’envoler. Ils ont ainsi une réaction logique face à ce phénomène : celui de trouver une solution — triviale. Un patron de restaurant raconte alors qu’il a mis au point un système de réservation avec empreinte de carte bancaire destiné à pouvoir débiter le prix d’un menu par personne ne se montrant pas. Résultats immédiats. Mais pour un même problème, on peut avoir plusieurs solutions. Ainsi, Xavier Zeitoun, par ailleurs fondateur d’un logiciel de réservation en ligne, a, quant à lui, offert une solution davantage “ dans l’ère du temps ” aux restaurateurs en créant un algorithme destiné à détecter les clients habitués au fameux no-show (antécédents de no-show ou multiples réservations le même jour). Là aussi, la solution est efficace. Néanmoins, force est de constater que cette solution participe à un contrôle des clients : en donnant une note algorithmique aux clients et en “ traquant ” leurs réservations et leur historique, cette solution participe à son échelle à la société de contrôle qui avance inexorablement et étend sa toile.

On voit donc bien comment, à partir d’une solution à un problème dont la volonté de résolution est par- faitement légitime, le client/citoyen est contrôlé, ses actions surveillées et notées. La révolution technologique actuelle est pleine de ces solutions locales à des problèmes locaux mais qui, mises toutes bout-à-bout, engendre une société qui nous achemine vers un contrôle toujours plus grand.

Il en va de même pour les assistants vocaux. Google Home, Alexa, Siri nous écoutent, les révélations successives dans les médias laissent peu de place au doute. Néanmoins, l’essence de ces assistants est- elle de nous espionner ? L’explication est sans doute moins romantique. Ces assistants fonctionnent grâce à des programmes d’intelligence artificielle. Or, les constructeurs de ces assistants : Google, Amazon et consorts doivent pouvoir améliorer leur produit sans cesse, qui plus est dans un environnement d’intense concurrence. Dès lors, afin de l’améliorer, ils ont naturellement besoin de savoir comment l’IA se comporte dans ses “ discussions ” avec des humains, et ainsi cela impose d’enregistrer certaines conversations de tout un chacun.

“ I want you to imagine walking into a room, a control room with a bunch of people, a hundred people, hunched over a desk with little dials, and that control room will shape the thoughts and feelings of a billion people. This might sound like science fiction, but this actually exists right now, today. I know because I used to be in one of those control rooms. ”

Tristan Harris — How a Handful of Tech Companies Control Billions of Minds Every Day


Le problème survient plus tard. Ces assistants, qui certes nous facilitent la vie, nous écoutent, c’est un fait. Et avec cette écoute viennent les moyens de la monétiser ou pire. Ainsi, outre la tentation de repérer ce que vous aimez, ce dont vous parlez et donc potentiellement ce que vous pourriez acheter, ces outils attirent la convoitise des États qui, désireux de combattre les possibles menaces qui pèsent sur nos sociétés, sont tentés de surveiller tout le monde a priori. Là encore, on peut dire que l’entreprise part d’un sentiment raisonnable, par exemple empêcher des attentats terroristes. Qu’on le veuille ou non, nous avons la chance de vivre — actuellement — en démocratie et dès lors s’imaginer un État cherchant à surveiller tous ses citoyens pour les contrôler est fantasmagorique. Néanmoins, le fait est qu’encore une fois l’application à grande échelle de ces désirs engendre de gravissimes problèmes. On ne compte plus les révélations des programmes de surveillance de masse créés par les États-Unis afin de mettre l’entièreté de sa population sur écoute, avec la complicité des grandes entreprises. Ainsi, dans le cadre du Programme de surveillance de masse PRISM, dont l’existence a été révélée par Edward Snowden, Verizon (opérateur téléphonique américain) devait transmettre quotidiennement à la NSA une copie des journaux de suivi de tous les appels de ses clients.
Tous ces objets ne sont donc pas des instru- ments de contrôle dans leur essence mais dans leur existence.
SI LE LIÈVRE EST SPECTACULAIRE, C’EST DE LA TORTUE DONT IL FAUT SE MÉFIER
Il n’y a pas un pouvoir central totalitaire qui nous contrôle tous et tout le temps — à la chinoise — mais une multitude de micro-pouvoirs qui finissent par nous contrôler, i.e. nous priver de notre liberté et nous déterminer. Un des propres du contrôle, outre son aspect totalisant dans le présent, c’est aussi d’avoir une emprise sur le futur. Le propre des instruments de contrôle est de catégoriser les gens, de les ranger dans des cases selon diverses caractéristiques (âge, sexe, milieu social, intérêts, personnalité...). Dès lors, en nous faisant corres- pondre à des stéréotypes prédéfinis, il devient possible de prévoir un futur hypothétique selon l’analyse de ces données, de ces stéréotypes.

Par nos envies, nos besoins — réels ou imaginés — nos peurs, notre paresse, notre désir de confort, nos choix quotidiens, nous arriverons, petit à petit, à un contrôle de tous par tous. Y compris par nous-même.

La société de contrôle est aussi pour beaucoup une société d’autocontrôle. Le développement des systèmes de notation sur toutes les plateformes que nous utilisons au quotidien fonctionne assu- rément par l’autocontrôle : le chauffeur Uber, l’hôte Airbnb, et même maintenant les professeurs à domicile, les coiffeurs, les médecins... tous sont sous le coup de votre pouvoir suprême de notation qui peut décider de leur avenir. En-dessous de 4 étoiles et demi sur Uber — 18/20 tout de même — un chauffeur peut voir son compte être désactivé à tout moment. Alors le résultat est immédiat : il va faire en sorte que vous ne lui mettiez pas cette horrible note inférieure à 18/20. Oh joie de l’au- tocontrôle. Et l’autocontrôle, c’est déjà la société de contrôle. Mais un contrôle plus invisible, plus fourbe et encore plus fort. On donne à ces nouveaux maîtres les moyens de notre contrôle.

“ Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. ”

Etienne de la Boétie — Discours de la servitude volontaire


À la différence du serveur qui a objectivement le choix d’être sympathique ou non, sans que cela n’ait d’impact sur son travail — dans certaines limites bien sûr — le chauffeur Uber n’a pas le choix, au risque de se voir empêcher de travailler 80 heures de courses par semaine. On est donc face à une multitude d’acteurs indépendants qui effectuent plein de microcontrôles. Derrière cette nouvelle économie du XXIe siècle, les règles changent : des plateformes sanctionnent par un algorithme fondé sur des notes et ont donc un impact certain sur de nombreuses personnes. C’est un contrôle impersonnel et algorithmique de la part de plateformes omnipotentes mais pourtant pas omniscientes (méconnaissance du contexte, importance trop forte donnée à l’avis du client qui peut être en tord...).

Le contrôle est une toile qui nous enveloppe ; le contrôle est un moule, dans lequel on se fond, consciemment ou inconsciemment. La société de contrôle n’est pas un individu, elle n’est pas clairement identifiable et nom- mable, et c’est en cela qu’elle est puissante. Justement, elle scinde l’individu et survie éclatée en un délirant nombre de mesures, de dispositifs, de lois, d’applications, d’habitudes... qui au quotidien nous façonnent et nous contrôlent. Elle n’est pas une caricature car elle est réelle, et elle n’est pas une fiction car il s’agit au contraire de nos vies. En fin de compte, il faut chercher à déplacer son regard de la société de contrôle fantasmée, imaginée mais existentiellement stérile pour accepter de la faire naître, de la faire émerger par le bas, par le réel, cru, dur et concret qui nous entoure. Chercher à calquer les fabulations de cette société rêvée ou crainte sur notre monde nous voile la réalité, nous masque ce qu’il se passe au quotidien, nous aveugle des petits pas, modestes mais concrets, qui transforment lentement notre société et nous font glisser inexorablement dans ce que l’on peut nommer société de contrôle.

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